Alain Gachet
Ingénieur, président de Radar Technologies International, France.
Audio (mp3):
Faire jaillir l’eau du désert grâce aux satellites
Je tiens à préciser tout de suite que je ne suis impliqué en aucune façon dans des questions politiques. Je suis simplement un scientifique. Je vais vous raconter une histoire un peu étrange, mais une histoire réelle qui m’est arrivée il y a une quinzaine d’années.
Voici d’abord des chiffres que tout le monde connaît : 1,2 milliard d’humains n’ont pas accès aujourd’hui à l’eau potable, et 5,3 milliards, c’est-à-dire les deux tiers de la population mondiale, vivront en 2050 dans une région subissant un stress hydrique.
Vous avez entendu parler du changement climatique, ce n’est pas une nouveauté. Les conséquences en sont fortement ressenties aujourd’hui. Le niveau des nappes phréatiques baisse de plus en plus, alors que nous avons une population mondiale qui connaît une croissance fulgurante. Ainsi, le changement climatique et une démographie en hausse signifient une demande croissante en eau et l’épuisement des réserves connues.
Ce graphique (Figure 1) montre un phénomène que l’humanité n’a jamais eu à affronter. Au début de l’humanité, vers 10 000 ans avant JC, la terre comptait à peine 5 millions d’individus. Avec l’apparition de l’agriculture et de l’élevage au néolithique, ce nombre est passé à 250 millions. Ensuite, à la fin du XIXe siècle, la démographie fut sans précédent, atteignant les 6 milliards d’individus que nous sommes aujourd’hui. Comment l’humanité fera-t-elle face à ce défi ? C’est typiquement ce genre de réflexion induit par le changement de paradigme qui contribue à la notoriété mondiale de l’Institut Schiller.
Nous avons devant nous une chance inouïe
En effet, la clé de l’évolution humaine passe par la conversion de difficultés en opportunités. Et nous avons une chance inouïe. Les satellites de la NASA, qui orbitent autour de la Terre depuis plus de trente ans, ont permis à l’agence de calculer que le volume d’eau potable consommé par les humains est tout compte fait assez modeste par rapport aux ressources existantes, stockées en profondeur. En vérité, l’humanité s’est développée en puisant principalement dans les eaux de surface d’accès facile, comme les lacs et les rivières (93 113 km2 ou 3 % du total), alors que la majeure partie de l’eau douce se trouve en-dessous de la surface terrestre, dans le sous-sol (10 530 000 km3 ou 97 % du total). Cette richesse représente donc 33 fois le volume de toute l’eau consommée jusqu’à maintenant. Voilà la chance inouïe qui s’offre désormais à l’humanité et à son avenir à long terme.
Un concours de circonstances
J’ai été amené à m’occuper de l’eau presque par hasard. Tout commence en 2002, lorsque j’étais employé par la société Shell pour un projet d’exploration pétrolière dans le désert de Syrte, en Libye. C’est alors qu’en examinant une image radar prise d’une hauteur de 800 km, je découvre une énorme fuite le long d’une conduite souterraine, l’aqueduc de la fameuse « rivière artificielle » construite par Kadhafi. C’est alors que surgit tout-à-coup dans mon esprit une idée tout compte fait assez simple : si l’on peut voir des fuites souterraines, ne pourrait-on pas utiliser les images radar prises par satellite pour trouver de l’eau plus profonde ?
Techniquement, il faut savoir que les images radar visualisent avant tout la rugosité et les aspérités de la surface terrestre, comme le relief, la végétation ou encore les habitations. A ces indices, se mélangent sur la même image des traces plus profondes d’humidité du sous-sol.
En clair, il fallait trouver moyen de se débarrasser des indices de la surface pour ne visualiser que l’humidité en sous-sol, un vrai défi à relever. Cela m’a pris deux ans de travail de recherche intensif pour trouver l’algorithme de filtrage adéquat, que j’ai baptisé procédé « Watex » pour Water Exploration.
Crise du Darfour
Voici une image radar du Darfour couvrant une surface de près de 400 km sur 400 km, c’est-à-dire 160 000 km2. C’est là que se trouvaient à l’époque 3 millions de personnes déplacées dans des camps. Que faire pour les aider ?
Regardez bien ces deux images de la même zone. Mon procédé m’a permis de passer de l’une (indiquant la rugosité et les aspérités de surface) à l’autre (indiquant exclusivement l’humidité du sous-sol). Sur la deuxième, on peut voir à 20 mètres sous terre grâce à cet algorithme « filtrant ». Nous y découvrons un vaste réseau de rivières souterraines et si elles sont là, c’est qu’il y a de l’eau en quantité. On ne peut donc pas laisser mourir ces gens de soif alors qu’on voit ces belles artères irriguées qui se déploient en sous-sol sur des milliers de kilomètres !
Cependant, il va falloir faire parler la réalité du terrain. C’est là que l’aventure commence, car sur place, vous vous trouvez exposé en permanence à toute sorte de menaces physiques : vous devenez vous-même un réfugié, exposé à la soif et aux violences. Comme le montre cette photo, j’ai pu bénéficier d’une protection des forces de maintien de la paix de l’ONU. Toute une armada déployée pour me protéger.
Comme résultat : en deux ans, 1700 puits ont pu être forés au Darfour, avec un taux de réussite qui est passé de 33 % à 98 %. Au total, cela a rendu disponible de l’eau, non pas pour 3 mais pour 33 millions de personnes, et a permis d’économiser 500 millions de dollars dans le transport d’eau par camions-citernes.
Pour moi, c’est la réalisation d’un rêve. Lorsque j’ai découvert cette fuite d’eau en Libye et que je me suis décidé à éliminer les indices de rugosité de surface pour ne garder que l’humidité du sous-sol, j’ai compris que j’allais déchirer un rideau, franchir une des multiples portes de l’univers pour accéder à un autre monde qui existe de l’autre côté : le nouveau monde de l’eau profonde sous terre.
Le Turkana, au Kenya
Cette expérience m’a conduit à m’occuper de plus en plus de la question de l’eau. En 2011, une sécheresse terrible frappe la Corne de l’Afrique. Elle touche 33 millions de personnes vivant en Éthiopie, au Kenya et en Somalie. Je dois dire que juste avant, en 2007, la même sécheresse avait frappé le nord de la Syrie, détruisant l’économie, tuant le bétail, ravageant les récoltes et appauvrissant les populations qui se précipitent alors dans les villes pour tenter de s’en sortir. C’est le début du « printemps arabe », sans doute lié à ce phénomène. Mais cette sécheresse massive, c’était vraiment l’enfer.
J’arrive quelques mois après au nord du Kenya, au Turkana, une région aride sur la frontière du Sud-Soudan. Une fois de plus, la situation est épouvantable. Et lorsqu’on me demande de trouver de l’eau là-bas, je suis désespéré et désemparé, mais je garde à l’esprit que toute question a sa réponse.
Les données géologiques et les premières images satellitaires sont peu engageantes. Pourtant, on doit trouver de l’eau pour permettre aux 200 000 réfugiés entassés dans le camp de Kakuma de survivre. Une fois de plus, les résultats dépassent les espérances. Ils permettent notamment d’identifier des « trous noirs », ce qui est un bon signe, car cela signifie que l’eau se trouve à une telle profondeur qu’elle échappe aux images radar, mais qu’on peut probablement en trouver dans le sous-sol profond. Et l’identification de ces aquifères, en utilisant les données géophysiques et autres, nous permet de proposer cinq endroits choisis comme cibles pour des forages d’exploration.
La plaine du Lotikipi couvre une surface équivalente à plus de la moitié de la Belgique. Jamais il n’y a eu de forages dans cette région. Au total, avec nos forages on y a trouvé un aquifère de 200 milliards de mètres cubes d’eau, deux fois la taille du lac Léman à Genève. Lorsque j’ai demandé à l’ONU de forer là-bas, ils m’ont dit : Alain, tu es complètement fou ! Peut-être, mais si on trouve de l’eau, cela changera complètement la donne dans la région. Donc, on doit y aller.
Le coût ? Celui de forer un puits de 400 mètres de profondeur, là où l’eau devait se trouver. Je disposais d’échographies de compagnies pétrolières. Le fait d’avoir travaillé dans le pétrole m’a été très utile. En combinant ces relevés sismiques avec les « trous noirs » des images radar, la conviction m’est venue qu’il existait des réserves d’eau souterraines. De l’eau a jailli du puits dans une liesse incommensurable : deux cents milliards de mètres cubes d’eau potable nous y attendaient ! Pour obtenir quelques gouttes d’eau permettant de nourrir bétail et enfants, ces femmes devaient marcher 40 km par jour ! Tout cela pour de l’eau saumâtre. Pourtant, dans cet espace immense où je passais pour un dingue, j’ai découvert un potentiel considérable.
Lodwar
Ensuite, je me suis rendu à Lodwar, la capitale du Turkana, où résident 10 000 personnes. Dans cette capitale de la pauvreté et de la saleté, les femmes fouillaient les bennes à ordures dans l’espoir de trouver quelques restes pour nourrir leurs enfants.
Grâce aux images satellitaires, on a découvert qu’une réserve d’eau souterraine existait à cinq kilomètres à peine de la capitale ! Personne n’avait eu l’idée de forer là, à 200 mètres de profondeur. Et le relevé sismique me donnait de nouveau une indication importante d’une aquifère riche de 10 à 12 milliards de mètres cubes d’eau potable à 200 mètres de profondeur, bien que le bassin ait une profondeur de 4 km. Cela vous donne une idée du potentiel très important de la région. Lors du forage, l’eau était de nouveau au rendez-vous. Les enfants n’avaient jamais vu autant d’eau fraîche, claire et potable de leur vie ! Pour les habitants, on les fait passer de l’enfer à la prospérité. Les femmes qui glanaient dans les poubelles, cultivent maintenant leur propre lopin de terre et peuvent nourrir leurs enfants. Cette eau leur rend leur dignité. Ils ont maintenant du bétail, qu’ils peuvent nourrir et abreuver tous les jours. Leurs chèvres leur donnent enfin du lait. Ils peuvent maintenant sauver leurs familles. Ils n’ont plus besoin d’aucune forme d’aide internationale pour survivre. Le gouvernement doit seulement payer les puits nécessaires pour exploiter cette richesse. Mais l’eau est là, en sous-sol, et elle est abondante et renouvelable, ce qui est extrêmement important.
Planter des arbres en Irak
Dernier chapitre, l’Irak, la partie la plus difficile. J’ai commencé à discuter avec les autorités irakiennes il y a cinq ans, à l’époque de Nouri al-Maliki (Premier ministre de 2006 à 2014). Le programme pour l’eau en Irak a été financé par l’UE sous la direction de l’UNESCO et a été mis en œuvre par ma société. On a décidé de prospecter l’eau sur l’ensemble du territoire irakien [et non pas dans une seule région]. L’Irak, comparé au Turkana, c’était vraiment un gros morceau à avaler, une énorme quantité de pixels de 6,5 mètres chacun. On a ainsi créé une image radar de très haute résolution pour tout l’Irak.
Comme je vous l’ai dit avant, les images radars sont très sensibles à la rugosité et aux aspérités de la surface. Sur cette carte, on voit les échos des toits métalliques des villes de Bagdad, Mossoul, Arbil, Souleimaniye, Ar Ruthba, etc.
Et ici vous voyez le Tigre et l’Euphrate. Une fois de plus, cette image (non traitée) visualise aussi bien la rugosité que l’humidité. Appliquons maintenant l’algorithme de filtrage pour ne garder que l’humidité sur l’ensemble du territoire irakien. On obtient un type d’image complètement nouveau. Vous voyez maintenant le contenu en humidité de tout l’Irak jusqu’à vingt mètres en dessous de la surface du sol.
Cela améliore immédiatement les choix. Si vous voulez restaurer la végétation, ne plantez jamais d’arbres dans les parties en noir sur cette carte. Car cela signifie que l’eau se trouve bien en dessous des vingt mètres et donc inatteignable par les racines de vos arbres.
Vous voyez également le Tigre et l’Euphrate. Ils ont l’air franchement ridicules ! Pourquoi ? Parce que la Turquie et d’autres pays ont coupé l’eau entrant en Irak par leurs grands barrages en amont. Mais regardez ici, en haut sur la carte, au Kurdistan, il y a plein de réserves d’eau. Et l’on peut imaginer que c’est pareil de l’autre côté de la frontière, en Syrie.
Al-Anbar (province occidentale d’Irak), un désert total ? Pas si sûr, car il y a des traces d’humidité. On continue à essayer de comprendre d’où vient cette humidité car elle ne vient pas de rivières (il y en a jamais ici) : cela vient du sous-sol profond.
Ainsi, cette carte comporte toutes les clés pour la reconstruction de l’Irak. Je ne parle que de l’Irak, parce que je n’ai étudié que ce pays, mais imaginez les conséquences pour le reste de la région.
Revenons un instant à la région de Sinjar, ici, dans le nord de l’Irak, près de la frontière syrienne. De larges plaines, une belle terre, un sol excellent où l’on peut faire pousser du blé. Aujourd’hui, ces terres sont en friche à cause de la guerre. Voici une photo de silos à grain abandonnés. On doit les remettre en état et mettre fin à la guerre. Voici une photo de la ville de Sinjar où vivaient 300 000 personnes, totalement ravagée aujourd’hui.
Conclusion
Pour moi, il n’existe pas de situation désespérée qui soit sans solution. On doit toujours se rappeler que dans la vie, il n’y a pas de problèmes, mais des questions et des réponses.
Cette nouvelle façon de voir le monde :
- révèle des ressources souterraines inconnues en eau ;
- peut permettre aux décideurs de fixer des priorités dans leurs objectifs ;
- permet la planification de la reconstruction post-conflit rapidement et efficacement.
L’efficacité de ces images dépend aussi de leur précision : l’on sait donc exactement où l’on doit aller.
Ainsi, les nouvelles technologies spatiales peuvent changer l’équilibre géopolitique des eaux souterraines en échappant au vieil adage : qui contrôle l’amont contrôle l’aval. Cependant, il est important de rappeler que la science doit rester au service du progrès de l’humanité.