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Hussein Askary : L’Asie du Sud-ouest entre deux systèmes

Hussein Askary : L’Asie du Sud-ouest entre deux systèmes

Hussein Askary

Middle East Director of the Schiller Institute, Stockholm



Pr Mohamed Metwally – Comment reconstruire l’Egypte

Pr Mohamed Metwally

Professeur au centre national de recherche sur les déserts, Le Caire, Egypte.



Introduction musicale – Quatrième panel


Tatiana Seliverstova – Créons un mouvement de jeune en soutien des BRICS !

Tatiana Seliverstova

Directrice du Centre international de coopération, l’Union russe de la jeunesse.


Chers participants de la conférence !

Je tiens à remercier vivement les organisateurs de cet événement de m’avoir invitée ici !

Aujourd’hui, il est plus important que jamais de trouver un terrain d’entente pour le développement de la diplomatie publique. La communauté internationale devrait s’en servir pour consolider les efforts mutuels visant à éliminer les conspirations politiques internationales qui débouchent sur l’émergence de conflits armés de masse, la destruction des économies de pays développés et en voie de développement au nom de l’hégémonie d’une minorité. Actuellement, les pays des BRICS représentent une union d’États qui illustre une nouvelle sorte de coopération internationale, basée sur la prévention de l’hégémonie de la majorité.

Au nom de la jeunesse de Russie, la plus grande organisation publique apolitique, l’Union de la Jeunesse Russe (UJR) est en train de développer la coopération avec plus de 30 pays et par conséquent, les relations avec les pays des BRICS est un des domaines prioritaires pour la coopération internationale.

Cela fait trois ans que l’UJR développe activement la coopération entre les jeunes au sein des BRICS. Des projets et programmes internationaux pour la jeunesse sont mis en œuvre par l’UJR avec le soutien du ministère des Affaires étrangères, du ministère de l’Éducation et de la science de la fédération de Russie et de l’agence fédérale de la Communauté d’États indépendants, des compatriotes vivant à l’étranger et de la coopération humanitaire internationale (Rossotroudnitchestvo.)

Pour nous, voici ce qu’est “BRICS” : B – business, R – responsabilité, I – innovations, C – coopération, S – science.

Le Forum international de la jeunesse des BRICS qui s’est tenu à Moscou en juillet 2014, est devenu un des événements marquants dans ce domaine. Le Forum a réuni 150 participants venus de Russie, du Brésil, de l’Inde, de Chine et d’Afrique du Sud.

L’objectif principal du Forum était d’établir une coopération permanente entre l’UJR et des jeunes dirigeants et organisations de jeunes des pays des BRICS. Le Forum a adopté une résolution qui énonçait les mécanismes de base de la coopération entre des organisations de jeunes des pays des BRICS dans les domaines suivants : les innovations, la science, la culture, les affaires.

Suite aux résultats de l’événement, il a été décidé d’organiser une visite officielle de l’UJR en Inde et de tenir le Forum de la jeunesse des BRICS de 2015 à Oufa. Les représentants de l’UJR ainsi que les délégués du Brésil, de l’Inde, de la Chine et d’Afrique du Sud ont aussi décidé que des activistes de l’UJR aillent dans tous les pays des BRICS sous l’égide du mouvement de jeunes du BRICS courant 2015 et 2016. Pendant ces visites, l’UJR signera des accords avec les plus grandes organisations de jeunes en Inde, en Afrique du Sud et au Brésil. Dans le cadre de la coopération entre la Chine et la Russie, l’UJR a déjà des liens étroits avec la Fédération panchinoise de la jeunesse et met en œuvre un bon nombre de grands événements conjoints avec cette organisation depuis 20 ans.

En novembre 2014, l’UJR a effectué sa première visite officielle à New Delhi (Inde), où la Conférence russo-indienne de la jeunesse ainsi qu’une série de rencontres, y compris des réunions avec des députés du parlement indien, ont été tenues. Suite à ce voyage, les délégués russes et indiens ont décidé que le Forum de la jeunesse des BRICS se tiendrait à New Delhi.

Le Forum international des BRICS (BIF) s’est déroulé à Delhi du 28 au 30 janvier 2015, réunissant des jeunes politiciens, entrepreneurs, des jeunes scientifiques et journalistes. Le Forum a reçu la visite du Premier ministre de l’Inde, Mr. Narendra Modi.

De plus, nous avons organisé le premier Forum russo-indien de la jeunesse en mars 2015, au cours duquel des accords bilatéraux essentiels pour la coopération entre l’UJR et de grandes universités et organisations de jeunes indiennes, ont été signés.
L’Union de la Jeunesse Russe est aussi en train d’organiser le premier Forum des jeunes des BRICS et de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai), qui aura lieu à Oufa du 26 au 28 juillet 2015. Le Forum vise à impliquer les jeunes dans la recherche de solutions aux problèmes importants soulignés par les dirigeants lors du sommet des BRICS et de l’OCS.

L’Union de la Jeunesse Russe va également devenir une organisation partenaire pour le sommet de la jeunesse des BRICS à Kazan, qui se tiendra du 3 au 7 juillet 2015. Ainsi, dans le contexte du septième sommet des chefs d’État ou de gouvernement des États membres des BRICS, une succession d’événements qui aideront à établir de nouveaux projets et programmes pour la jeunesse, auront lieu en Russie.

L’UJR prévoit d’organiser le Forum international de la jeunesse des BRICS et de l’UEA pour la science et les innovations, en octobre 2015, afin de constituer des projets communs scientifiques et innovants.

Fin Novembre, l’UJR tiendra le Forum de la jeunesse des BRICS à Johannesburg (Afrique du Sud), où d’anciens participants à des événements précédemment organisés par l’UJR et dévoués au thème des BRICS seront invités. La visite du Président de l’Afrique du Sud, Jacob Zuma, y est attendue.

Aujourd’hui, les jeunes des BRICS aspirent à développer une coopération dans différents domaines : la science et l’éducation, la culture, les affaires et entrepreneuriat. Les organisations de jeunes des BRICS organisent des échanges entre jeunes, des séminaires, et des conférences éducatifs, et des forums où de nouveaux projets et programmes sont lancés.

Je suis certaine que la jeunesse des BRICS est prête à élargir la coopération avec les pays européens et sera toujours en faveur d’une telle coopération.

Il est temps que les jeunes des BRICS et de l’Europe montrent leur niveau de confiance mutuelle et de coopération. Les jeunes des BRICS sont ouverts à des nouveaux programmes et projets qui seront mis en œuvre avec de nouveaux partenaires venant d’autres pays !


Charles Paperon – C’est l’oligarchie financière qu’il faut combattre

Charles Paperon

Ancien combattant volontaire de la Résistance, Brest.


Je suis très heureux d’être invité à participer à l’Institut Schiller, qui est de renommée mondiale actuellement. Je pensais venir au séminaire, mais sur le plan physique et personnel cela n’a pas été possible. Mais je tenais absolument à y participer, à y être présent sur le plan de la parole.

Sur le plan de la parole, comme je l’ai déjà dit à certains séminaires, il faut continuer à combattre l’oligarchie financière. C’est elle qui est au départ de tous nos maux actuels. Actuellement, l’oligarchie financière est derrière pas mal de guerre. Toutes les grandes puissances se lavent les mains et font faire les guerres à d’autres pays, qui n’ont pas compris leur origine. Quand on pense qu’en 1945 la France était ruinée. Elle a réussi à se remonter grâce à la solidarité de tous. Et actuellement nous sommes endettés. C’est pire que d’être ruiné, c’est à dire que nous sommes une fois de plus otages de cette oligarchie financière qui nous mène directement à la catastrophe que nous avons connu en 33 avec le fascisme, avec le nazisme, où les peuples ont été massacrés.

Il y a 70 ans, c’était la capitulation du nazisme. Je dis bien capitulation. 70 ans après, où en sommes-nous ? Je pense que ça n’est pas terminé, puisque les guerres sont toujours là, les peuples s’endettent, s’appauvrissent.

Le combat continue, tant qu’on est debout, tant qu’on est témoin de cette période. Il faut le dire, c’est ça l’avantage de ce témoignage.

Nous comptons beaucoup sur les jeunes. Ce sont les jeunes qui doivent actuellement prendre le relais, bousculer cette oligarchie en place, les gens qui font le métier de la politique.
Il faut absolument que les jeunes prennent ce problème à bras-le-corps et se posent les questions : pourquoi tout cela ? Pourquoi tout cela ? Il faut continuer à se poser des questions. Il ne faut pas désespérer tant qu’il y aura des jeunes. Chaque jeune doit prendre sa part aux problèmes actuels, ne pas compter (se reposer) sur les autres. C’est pour ça que je continue tant que je serai debout, tant que je serai vivant, d’attirer l’attention vis à vis des jeunes. De continuer, de ne pas se laisser abattre.

Tout est possible encore. Nous sommes là pour soutenir avec nos faibles moyens.

Merci


Séance de questions / réponses – Quatrième panel

 

Question 1 Comment empêcher la doctrine du ‘Prompt Global Strike’ des États-Unis de déclencher une guerre mondiale ?
Question 2 A-t-on besoin des investisseurs privés pour financer les grands projets ?
Question 3 Comment être un patriote et un citoyen du monde en même temps ?
Question 4 La Chine est-elle en train de coloniser l’Afrique ?
Question 5 Pourquoi a-t-on besoin d’une Banque nationale pour investir ?
Question 6 Quelle valeur doit-on donner à l’argent ?
Question 7 Comment s’assurer que les BRICS ne vont pas tomber dans les mêmes travers que le FMI et la Banque Mondiale ?
Question 8 Peut-on imposer les grands projets à des populations qui préfèrent vivre dans la tradition ?
Conclusion de Jacques Cheminade

Jacques Cheminade : La création humaine, source et mesure de l’économie réelle

Jacques Cheminade

Président de Solidarité & progrès, Paris.


« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. » Cette imprécation lancée par Bossuet au XVIIe siècle mérite de venir frapper aujourd’hui nos Etats d’Europe occidentale et d’Amérique du nord, où l’on s’émeut des statistiques et des formes apparentes – la croissance du chômage, des inégalités sociales, la consommation de drogue, les trafics d’argent et d’armes – sans s’en prendre à ce qui permettrait d’y mettre fin. Les oligarchies tiennent en effet les peuples dans un état de soumission volontaire et truquent l’environnement là où elles opèrent : pour accroître le Produit intérieur brut des Etats membres de l’Union européenne, les comptables européens recommandent désormais aux Etats d’inclure dans leurs statistiques les revenus de tous les trafics. Par la magie des marchés, la prostitution, par exemple, n’est plus un drame humain ou un coût, mais devient un bénéfice à inscrire dans les bilans. Le précepte de Mandeville, suivant lequel la somme des vices privés constitue la vertu publique, domine tous les comportements, jusqu’à faire du travail humain une variable d’ajustement, et du profit réalisé au détriment de son exploitation, la référence suprême des marchés.

Notre région transatlantique est ainsi dominée par la relation incestueuse entre les banques de Wall Street et de la City et les grands du numérique, le « septième continent » de GAFA – GAFA pour Google le cartographe et l’accumulateur de données, Apple le fournisseur d’applications, Facebook l’animateur social et Amazon le tenancier culturel. Ce système joue sans produire à la vitesse de la lumière, c’est le trading de haute fréquence, sans contrôle juridique, ce sont les plateformes alternatives et les banques de l’ombre, en ayant réduit les institutions des Etats en servitude par la dette et les individus à l’asservissement par le désir de posséder, en s’efforçant non seulement de savoir ce que nous faisons mais en tentant de prédire ce que nous allons faire, voire de le savoir avant nous-mêmes grâce à la multitude de données accumulées en nous ponctionnant à notre insu sur la toile.

Cette société prédatrice constitue la forme moderne de l’Empire britannique, mais avec les mêmes pulsions destructrices que celles qui furent le produit de la fusion entre la monarchie anglaise et la Compagnie des Indes orientales. Elle porte en elle la guerre comme la nuée porte l’orage, car son caractère prédateur la rend incapable de produire les ressources nécessaires aux générations futures. Ainsi, pour un euro ou un dollar produits, elle engendre au moins quatre euros de dettes et une accumulation de créances sans précédent historique. L’on connaît le chiffre officiel de produits financiers dérivés, qui sont des titres de pari sur des prix futurs que l’on se transmet indépendamment de la possession du bien sous-jacent : 800 000 milliards de dollars, soit plus de dix fois la production annuelle du monde entier. Le chiffre réel de toutes les créances accumulées, que personne n’est capable de fournir avec exactitude car les engagements croisés entre établissements sont tenus par des ordinateurs opérant au milliardième de seconde, est certainement supérieur à 2 millions de milliards de dollars !

Il s’agit réellement d’une finance folle, au sens propre du terme, mais d’une folie d’assassin pathologique. Elle détruit le capital humain sur lequel repose toute société. Les pays qui, comme l’Angleterre, les Etats-Unis ou l’Allemagne, affichent moins de chômeurs les ont supprimés par la manipulation statistique et la précarité organisée. Dans ces conditions il s’est créé dans le monde un « climat de guerre » que le pape François a justement dénoncé à Sarajevo. Nous vivons dans un « Empire qui tue », comme il l’avait déclaré il y a quelques mois. La folie de la finance est meurtrière. De plus en plus de responsables, depuis la Chine jusqu’aux Etats-Unis et surtout en Russie, comparent la situation actuelle à celle de la crise des missiles de Cuba, en 1962, sauf que cette fois ce sont les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’OTAN qui ont disposé leurs forces et leurs missiles nucléaires aux frontières de la Russie, rompant les promesses qui avaient été faites lors de la réunification de l’Allemagne.

Deux choses rendent cependant la situation dans laquelle nous nous trouvons infiniment plus dangereuse qu’en 1962. La première est que la majorité des citoyens ne se mobilisent plus contre la guerre qui vient ou contre le pillage de leurs vies. Et là où ils se mobilisent parce qu’ils sont le dos au mur de leur exploitation et de leur exclusion, comme en Grèce ou en Espagne, ils rejettent ce qui doit l’être mais n’ont aucun projet pour réaliser ce qu’il est nécessaire de faire. Or si nous voulons rétablir un monde de croissance réelle et de développement mutuel, nous devons apporter à l’élan des pays membres des BRICS et de leurs associés un surplus de force et un élargissement de l’horizon. Nous ne pouvons pas simplement dire que nous allons monter dans le train des BRICS et attendre qu’ils nous mènent à bon port. C’est mieux que de rester sur le quai ou de les combattre, comme les oligarques le voudraient, mais ce n’est pas à la mesure du défi, notre défi et le leur.

Nous devons apporter le meilleur de nous-mêmes, car c’est l’orientation économique du monde entier que nous devons changer. Ce n’est pas tel ou tel élément du système actuel qui provoque la catastrophe, mais c’est la « logique » de tout le système lui-même. C’est de système que nous devons changer. Ce changement est la condition d’une paix future, la capacité de créer les conditions d’un développement mutuel harmonieux, gagnant-gagnant, comme l’a répété à plusieurs reprises le président chinois Xi Jinping.

Pour cela, nous devons comprendre ce qu’est réellement l’économie. C’est en réalité la conception de ce qu’est réellement un être humain que nous devons retrouver en nous-mêmes. L’être humain n’est pas un animal géopolitique cherchant à occuper des territoires ou à contrôler des richesses au détriment d’autres êtres humains, il est celui qui se définit par sa capacité à découvrir les principes de l’univers qu’il habite et à modifier son environnement grâce à l’application de ses découvertes pour que lui-même et ses semblables croissent et se multiplient en y vivant mieux. Cela signifie que l’économie ne consiste pas à acheter bon marché, revendre plus cher et effectuer un profit monétaire, mais à construire des plateformes de développement mutuel pour produire mieux et plus avec moins, grâce aux applications technologiques dérivées des découvertes. C’est-à-dire accroître sa productivité par être humain, par unité de surface et par unité de matière incorporée dans le processus. Ces plateformes incorporent les moyens d’assurer cette dynamique : l’infrastructure humaine, école, hôpital et laboratoire, et l’infrastructure physique, transports et unités de production. L’homme politique et économiste américain Lyndon LaRouche a appelé cette capacité de l’être humain, le potentiel de densité démographique relatif, relatif au niveau de la plateforme technologique et humaine mise ainsi en place.

Cette notion de potentiel, de capacité par être humain, a été reprise par des amis russes de LaRouche. Le savant Pobitch Kouznetsov a proposé de l’appeler le « L », unité de mesure économique reflétant la création humaine appliquée et vérifiée. Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai intitulé mon intervention : « La création humaine, source et mesure de l’économie réelle ». Il est essentiel de souligner que dans leur conception de la « ceinture économique de la nouvelle route de la soie terrestre et maritime », les experts et dirigeants chinois ont exprimé la même conception de l’être humain. Autant que je puisse en juger, le shi traduit le jugement en termes du potentiel de situation à exploiter. La situation n’est plus ainsi ce à quoi je dois imposer un plan dressé d’avance dans tous ses détails, mais une mine dont j’explorerai les filons, une idée transformatrice opérant en sorte que quand j’engage mon action et mon combat, j’ai déjà gagné car j’ai préparé les conditions de gagner l’ennemi à moi en le transformant en partenaire. Ce que le dirigeant indien Narendra Modi a bien compris lorsqu’il a souligné, en clôture du sommet des BRICS à Fortaleza, en juillet de l’année dernière : « Pour la première fois, ils (les BRICS) rassemblent un groupe de pays en fonction de leur ’potentiel futur’ et non de leur prospérité actuelle et des identités partagées. L’idée même des BRICS est ainsi tournée vers l’avenir. Je crois qu’ils peuvent ainsi apporter de nouvelles perspectives et manières de faire aux institutions internationales existantes. »

Cette conception de l’économie est absolument opposée à la logique formelle d’Aristote basée sur le principe de non contradiction, selon laquelle un ennemi est un opposant à détruire. Ici au contraire, c’est un opposant à gagner, pourvu qu’on élève le débat. Comme Nicolas de Cues l’a souligné, la création suppose « la coïncidence des opposés », qui rend connaissable et maîtrisable à un niveau de conjecture supérieur ce qui, au niveau relativement inférieur, apparaissait comme inconnu et incapable d’être maîtrisé. Confucius, avec sa conception du ren, c’est-à-dire de l’avantage donné à autrui, permettant d’acquérir le « mandat du ciel » en l’instruisant, développe une démarche de nature semblable. Contrairement aux stupidités malthusiennes, pour qui « l’histoire du monde fini commence », Jean Bodin, dans ses Six livres de la République, affirme, à la suite du Cusain, qu’« il n’est richesse ni force que d’hommes », à condition qu’un dirigeant éclairé fasse « accord de discords », aspiration à l’unité dans la diversité dont le principe traverse lui aussi toute l’histoire chinoise.

Il est donc clair qu’Américains et Européens ont beaucoup à partager avec les BRICS et même à leur apporter. En France les règnes d’Henri IV, avec Sully, Laffemas et Olivier de Serres, en Allemagne les Lumières de l’Est avec Lessing et Mendelssohn et l’économie nationale de Friedrich List, et aux Etats-Unis avec la conception hamiltonienne de l’économie politique. C’est ici qu’est le plus clairement apparu un sens de l’économie et d’une société orientées par un vecteur de progrès scientifique et non par l’obéissance à une tradition.

Dans deux de ses quatre rapports fondateurs du « Système américain d’économie politique », Hamilton montre que le crédit public, organisé par une Banque nationale, est le fondement de l’économie, car il constitue un « pari sur l’avenir », sur la capacité qu’ont les investissements futurs de produire les moyens de rembourser la dette encourue. Le futur des Etats-Unis, avait-il compris, était dans les « manufactures », c’est-à-dire dans l’industrie, soutenues par le crédit public, et non dans l’agriculture, comme le voulait un Jefferson, car l’industrie est ce qui permet d’accroître la qualité et la quantité du travail humain. C’est l’accroissement de la densité des flux d’énergie et de technologie qui permet ce « surplus physique » permettant de réinvestir à un niveau encore supérieur de création humaine à l’avenir.

Dans son rapport sur une Banque nationale, Hamilton démontra en particulier, au grand étonnement des autres pères fondateurs, comment la dette pouvait être transformée en monnaie permettant d’émettre du crédit public. La Banque nationale fut conçue comme un réceptacle de dépôts provenant de revenus de toute origine, y compris des titres de la dette fédérale, pour être capitalisée et pouvoir prêter aux investisseurs. La dette servit ainsi de garantie pour faire circuler du crédit-monnaie et échapper au contrôle exercé sur l’économie américaine par des intérêts étrangers, notamment britanniques. Inutile d’ajouter que ces dépôts ne pouvaient être saisis ou les créances transformées en actions de la banque, comme on voudrait le faire aujourd’hui en Europe, pour renflouer les banquiers spéculateurs. Il s’agissait là d’économie réelle, attachée à des projets producteurs de productivité, et non à des jeux financiers gonflant des banques privées jusqu’à les rendre systémiques, c’est-à-dire leur permettant à cause de leur taille d’exercer un chantage à la faillite et d’exiger l’aide des Etats au détriment des peuples en cas de difficultés.

Cette référence est aujourd’hui essentielle pour traiter la question des dettes publiques grecques existantes. Il faut y ajouter, au regard des critères définis par Hamilton et des annulations de dettes en faveur de la République fédérale allemande en 1953, la séparation des dettes remboursables et légitimes de celles qui ne le sont pas. Ainsi, à peine 10 % des dettes encourues par la Grèce l’ont été dans l’intérêt de son peuple et de son économie ; le reste a bénéficié aux compradores de l’intérieur du pays et surtout aux financiers spéculateurs de l’extérieur, qui maintenant réclament indûment leur « livre de chair ». Si négociation il y a, elle devrait porter sur ce point, et non sur le garrot imposé par « les institutions » au peuple et à l’économie grecs, sous forme d’une austérité qui revient à saigner un corps rendu malade.

Plateforme de décollage et de développement, grands projets d’infrastructure, crédit public, densité de flux d’énergie et de technologie, essor des capacités créatrices des êtres humains : il y faut une direction, une inspiration et une adhésion. Charles de Gaulle, dans un discours prononcé à Lille le 1er octobre 1944, disait au sortir de la guerre : « Nous voulons donc la mise en commun de tout ce que nous possédons sur cette terre et, pour y réussir, il n’y a pas d’autre moyen que ce qu’on appelle l’économie dirigée. Nous voulons que ce soit l’Etat qui conduise au profit de tous l’effort économique de la nation tout entière, et faire en sorte que devienne meilleure la vie de chaque Français et de chaque Française. » Plus tôt, à Alger le 1er mai 1944, il précisait : « Cependant, les grandes affaires humaines ne se règlent point uniquement par la logique. Il y faut l’atmosphère que seule peut créer l’adhésion du sentiment. »

Il y faut aussi beaucoup de courage, qui est heureusement contagieux. Ecoutons Franklin Roosevelt, au Madison Square Garden de New York le 31 octobre 1936, parler de ses ennemis, qui étaient les mêmes qu’aujourd’hui les nôtres : « Ils sont unanimes dans leur haine à mon égard – et je me réjouis de leur haine. »

Une direction, une inspiration et une adhésion du sentiment : c’était « la détente, l’entente et la coopération » entre les peuples du général de Gaulle, et c’est aujourd’hui ce que Valentina Matviyenko, présidente du Conseil de la Fédération russe appelle « un certain format de coopération entre les cinq pays des BRICS ayant un agenda commun », y compris « la défense de leur souveraineté nationale, la protection et la promotion de leurs intérêts nationaux sur la base des principes d’égalité, de non interférence dans leurs affaires intérieures respectives et le refus d’un monde unipolaire ».

C’est ce qui porte la Chine à s’entendre avec l’Inde et la Russie, à ouvrir l’accès de sa Banque asiatique pour les investissements dans les infrastructures au Japon et aux Etats-Unis, malgré les contentieux historiques et les menées inamicales de l’un et de l’autre. C’est aussi ce qui porte des intérêts chinois à ouvrir un canal transocéanique au Nicaragua, à investir 50 milliards de dollars au Brésil et à financer un chemin de fer lui aussi transocéanique entre le Brésil et le Pérou. C’est enfin ce qui inspire à la Banque centrale de Russie de proposer un nouveau système de compensation (clearing) bancaire analogue au système occidental Swift.

Mesurons un instant le changement économique depuis cent ans. La Chine avait été le seul pays à ne pas signer en 1919 le Traité de Versailles, car on l’y avait dépouillée de ses terres. Elle n’avait même pas été invitée, bien que s’étant battue avec un grand courage contre le Japon, à la Conférence de San Francisco après la Seconde Guerre mondiale. En prenant ainsi conscience de ce qu’a souffert la Chine sur la scène du monde, nous pouvons mieux comprendre aujourd’hui sa sympathie pour la Grèce, de même que celle de la Russie.

Car nous faisons aujourd’hui subir à la Grèce, nous autres pays de l’Union européenne, ce que nous avons fait subir hier à la Chine. Sommes-nous capables de changer ? Sommes-nous capables de comprendre que ce qui arrive aujourd’hui à la Grèce peut arriver à chacun d’entre nous si nous ne changeons pas de politique ? Des voix s’élèvent en Allemagne, nous l’avons vu, pour réadmettre la Russie à la table du G8. C’est plus dans notre propre intérêt que dans celui de la Russie, car elle est désormais arrimée aux BRICS, c’est-à-dire à plus de la moitié de l’humanité. Sommes-nous enfin capables, Européens, d’éviter une nouvelle guerre ? Pour cela, le test va être maintenant ce que nous pourrons faire pour la Grèce, c’est-à-dire, de fait, pour nous-mêmes.

L’économie, c’est retrouver ces conditions du vouloir-vivre en commun en faisant du rassemblement de nos compétences créatrices un tout supérieur à chacune des parties.

Aujourd’hui, au-dessus de l’Europe orientale ou même plus près de nous, aujourd’hui en mer de Chine, deux avions qui se frôlent et tout peut dégénérer. Aujourd’hui, les politiques de dépopulation ont commencé et face aux flots de réfugiés, nos pays n’ont su penser qu’à bombarder les bateaux des passeurs et engager une nouvelle expédition coloniale. Sommes-nous assez bêtes pour sombrer dans une barbarie mortelle pour l’autre et suicidaire pour nous-mêmes ? L’économie, c’est retrouver la bonté créatrice du Prométhée d’Eschyle, offrant à tous la possibilité de croître et de se multiplier en maîtrisant la science au-delà du connu, et nous ressourcer dans ce que nous avons porté de meilleur. L’économie, c’est faire pour la paix par le développement mutuel au XXIe siècle ce que le XXe siècle a fait pour la guerre, c’est changer radicalement, du tout au tout, notre façon de penser et de concevoir le monde.

L’économie, ce seront les villes intelligentes du futur, le numérique arraché aux intérêts financiers et non plus seulement source de destruction d’emplois, comme l’annoncent tous les instituts de prospective, mais fondation d’une nouvelle économie associée aux formes de production des énergies plus denses du futur, comme la fusion thermonucléaire contrôlée. Il n’est pas d’issue qui ramène au passé, et c’est en retrouvant la confiance dans leurs propres pouvoirs créateurs et en échappant à leur exploitation par les oligarchies dominatrices du monde transatlantique que les êtres humains s’élèveront à la hauteur du défi de notre époque. L’exploration et la maîtrise de l’espace joueront un rôle nécessairement fondamental comme objectif commun de l’humanité, pour échapper à notre berceau terrestre.

Cependant, rien de tout cela ne se produira fatalement ou mécaniquement. La réalité est subjective. Nous devons retrouver le courage de Victor Hugo, en 1861, dénonçant le sac du Palais d’été, le jardin des tourbillons d’eau pure et les jardins de la clarté parfaite, construits par l’empereur Qiang Lon et les jésuites : « Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié… Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre…On voit à tout cela mêlé le nom d’Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu’on avait fait au Parthénon, on l’a fait au Palais d’été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. » Pour avoir fait cela, nous devons à la Chine d’entrer aujourd’hui avec elle dans le futur, non pour détruire mais pour bâtir le monde à l’ère des BRICS. Laissez-moi cependant vous dire que je suis fier que la lettre de Victor Hugo soit aujourd’hui sur les sites officiels chinois et sur internet avec une traduction en mandarin. Je voudrais moi-même parler de ce que nous faisons à la Grèce et aux migrants venus d’Afrique avec la même colère inspirée que celle de Victor Hugo.

Cependant, il y a lieu d’être optimistes et retrouver les raisons d’espérer. D’abord parce que sont les BRICS qui donnent désormais le la du monde et qu’un nouvel élan vers une mutation politique se manifeste en Europe, en particulier là où l’économie physique est encore relativement la plus forte, en Allemagne, comme nous l’avons vu hier, et aussi aux Etats-Unis, avec notre mouvement politique et la candidature du démocrate O’Malley qui a pris parti contre les bandits de Wall Street et appelé au retour au Glass-Steagall de Roosevelt.

Regardons cette salle, nous avons parmi nous des amis et des combattants du monde entier. Alors nous pouvons espérer que la Route de la soie arrive parmi nous, et que nous puissions en faire un objectif commun de l’humanité, dans sa manière de penser le monde en arpentant l’inconnu, au cœur de nous-mêmes comme dans la maîtrise croissante de ce qui est à l’œuvre à l’échelle de notre système solaire et de notre galaxie, car c’est là, oui c’est bien là, comme vous le diront les orateurs suivants, que se situe l’économie, la réelle, celle de notre futur.

Puisque j’ai convoqué Victor Hugo, demandons-lui un peu plus – Confucius nous dit qu’il faut mettre ses amis à l’épreuve pour qu’ils s’élèvent au-dessus des contradictions d’une situation – et puis c’est en juin, il y a 130 ans, qu’il est entré le premier dans notre Panthéon, écoutons-le dans Lux :

« Temps futur ! vision sublime !
Les peuples sont hors de l’abîme.
……………………………………………
Au fond des cieux un point scintille.
Regardez, il grandit, il brille,
Il approche, énorme et vermeil.
Ô République universelle
Tu n’es encor que l’étincelle,
Demain tu seras le soleil ! »

Simone Weil, notre grande philosophe platonicienne, ne disait-elle pas que dans tout travail humain il y a une part de poésie, car le travail réellement humain est toujours créateur. Voici le travail qui nous attend. A quelqu’un qui me demandait pourquoi Mme Helga Zepp-LaRouche et les responsables chinois avaient trouvé ce nom, étrange à ses yeux, de « Nouvelle route de la soie », j’ai répondu : mais c’était pour eux naturel, l’économie est fondée sur le travail humain créateur, et ce travail est porteur de poésie. C’est ce que nous ferons du monde qui nous donnera son verdict.


Karel Vereycken – La conférence de 1953 sur l’annulation de la dette allemande

Karel Vereycken

Journaliste, Paris.


Le sujet de cette séance est le crédit productif, par opposition avec l’escroquerie anti-productive de la dette monétariste. Ainsi, l’histoire du « crédit hamiltonien » évoqué par Jacques Cheminade est sans doute la meilleure introduction.

Je dirai deux mots sur la situation grecque avant de passer la parole à Dean Andromidas, qui revient d’une tournée dans la région, puis à nos amis de la Ligue panafricaine UMOJA, qui travaillent depuis longtemps sur le sujet qui nous préoccupe aujourd’hui.

Hier, une fois de plus, comme cela se répète maintenant presque chaque jour depuis des semaines, on annonce qu’un « compromis » est enfin trouvé entre la Grèce et les « institutions », c’est-à-dire la Troïka des créanciers formée par le FMI, la BCE et la Commission européenne. En fait, il n’y a eu aucun accord suite à la visite, samedi, des négociateurs grecs à Bruxelles.

On sent néanmoins que les choses se précipitent et il n’est pas exclu de voir un dénouement dans la semaine qui vient. D’ici jeudi, jour où se tiendra une réunion de l’Eurogroupe à Bruxelles, une solution de compromis doit être trouvée.

La Grèce doit rembourser 1,6 milliard d’euros avant le 30 juin. Pour y arriver, elle réclame qu’on lui verse la dernière tranche du plan d’aide du FMI, soit 7,2 milliards d’euros. Seulement, en échange de cette aide, les « institutions » exigent qu’Athènes augmente la TVA et, afin de dégager un excédent budgétaire, baisse les retraites qui « mangent » actuellement 80 % de cet excédent. Et puisqu’on a décrété qu’en science économique, la solvabilité d’un pays est définie par son excédent budgétaire primaire, les idéologues du FMI exigent, pour « rendre la Grèce solvable », qu’on diminue les retraites de gens qui vivent déjà dans la précarité absolue. Pourquoi prouver que la Grèce « est solvable » d’après les équations choisies par les marchés (c’est-à-dire les banques) ? Non pas pour préserver la valeur des quelque 320 milliards d’euros de dette publique grecque, mais uniquement pour maintenir la fiction absurde que les 6000 milliards de produits financiers (CDS, swaps, etc.) ont encore une valeur ! C’est un peu comme les climatologues qui, pour faire coller leurs modélisations, finissent par inventer les données pour ce faire. Et pour cela, ces institutions financières sont prêtes à tuer les gens en coupant dans la santé et les retraites, uniquement pour préserver les équations mathématiques qui permettent aux agences de notation de donner de bonnes notes à des titres qui ne valent pas un copeck.

La Grèce a donc bien raison d’affirmer que c’est inacceptable car il existe quelque chose qui s’appelle la réalité. Toute personne saine d’esprit se rend bien compte que si l’on espère que la Grèce rembourse un jour une quelconque dette, il va falloir y créer une activité productive.

Je ne sais pas si vous avez vu ce qui fait la manchette du Monde de ce jour. Ils ont un grand titre affirmant que la Grèce est au bord du défaut de paiement. On se moque du monde, mais enfin, le mot n’est plus tabou. En réalité, les banques qui ont spéculé avec la dette grecque sont en état de défaut de paiement depuis 2012. Evidemment, on le cache et on refile le bébé à des Etats comme la Grèce. Comme le démontre l’audit de la dette, moins de 10 % de tout l’argent injecté pour « sauver » la Grèce a été utilisé au profit du peuple grec. Le reste n’était qu’un jeu d’écriture pour empêcher la faillite des banques, essentiellement allemandes et françaises.

Il est donc temps d’acter de façon ordonnée la faillite du système, et le gouvernement grec a été très clair et très précis là-dessus depuis le début. Dès 2012, Tsipras, avant d’être élu, a dit que sans une réorganisation, un moratoire ou un effacement partiel de la dette, il n’y aurait aucun moyen de ramener de la vie économique dans le pays.

Pour réduire une dette, il n’existe que quatre procédés : 1) un moratoire pour une période donnée ; 2) un rééchelonnement dans la durée ; 3) un effacement partiel ou total et 4) une forte réduction des taux d’intérêts qui souvent font boule de neige.

Les précédents existent et sont multiples. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, depuis 1946, il y a eu 169 effacements de dettes ou moratoires. On évite d’en parler, car cela pourrait donner des idées à certains…

Quatre cas d’espèce :

1) En 2001, on a accepté une décote de 65 % sur la dette privée de l’Argentine, un montant proche de 100 milliards de dollars. Le plus grand haircut de tous les temps.
2) En 2003, lors de la guerre d’Irak, les Etats-Unis ont annulé une dette jugée « odieuse », car issue d’une dictature dont l’héritage pénalise un peuple qui s’en libère. Malheureusement, après l’effacement de cette dette, les Etats-Unis ont imposé des privatisations et des réformes qui ont totalement détruit le pays. Annuler la dette, c’est donc utile à condition que cela fasse partie d’une politique globale de reconstruction. En soi, c’est insuffisant.
3) En 2006, un audit de la dette de l’Equateur a constaté que 85 % de la dette était illégitime et illégale. Il s’agissait de 3,2 milliards de dollars. L’Etat équatorien a fini par racheter sa propre dette à prix cassé et l’a fait passer par pertes et profits. Et les banques étaient d’accord car tout le monde savait que cette dette ne serait jamais remboursée.
4) L’autre cas était l’Islande en 2008, dont les banques représentaient dix fois le PIB du pays. Après des paris spéculatifs, elles ont fait faillite, perdant l’argent des déposants hollandais et britanniques. Ces derniers ont été sauvés par les fonds de garantie des dépôts de leurs pays respectifs. Seulement, les Pays Bas et la Grande-Bretagne ont ensuite exigé de l’Islande qu’elle les rembourse. Le peuple islandais est descendu dans la rue et la chose fut abandonnée.

Cependant, le précédent le plus important que Syriza et Tsipras brandissent avec raison comme l’exemple à suivre, c’est la conférence de Londres sur la dette, en 1953. Il s’agissait de l’Allemagne, dont l’économie était complètement plombée par une montagne de dettes datant d’avant la Première Guerre mondiale et du Traité de Versailles.

Eisenhower est élu en novembre 1952. A peine quelques semaines après son inauguration, c’est-à-dire le 27 février 1953, se tient à Londres une conférence internationale sur la dette. Les alliés font confiance au banquier allemand Herman Abs, ancien cadre de la Deutsche Bank. On décida alors d’effacer 66 % des 30 milliards de marks de la dette allemande.

Le principe était très simple, comme je l’ai dit avant. En fait, on s’est laissé guider par quatre règles de base. La première disait que le remboursement annuel de la dette allemande ne devait jamais dépasser plus de 5% des revenus des exportations. Ceux qui voulaient se faire rembourser leurs dettes par l’Allemagne devaient plutôt lui acheter ses exportations, lui permettant ainsi d’honorer ses dettes. C’était donc un plan international et non pas une punition qu’on inflige, comme on le fait aujourd’hui à la Grèce.

Qui a effacé la dette ? A part le Royaume-Uni, les Etats-Unis et la France, il y avait également la Grèce, l’Espagne et le Pakistan. Par la suite, d’autres pays ont effacé la dette allemande, notamment l’Egypte, l’Argentine, le Congo belge, le Cambodge, le Cameroun et la Nouvelle Guinée, c’est-à-dire pas mal de pays aujourd’hui pénalisés par des dettes…

Le deuxième principe adopté à cette conférence était le choix de traiter la dette privée et publique comme un tout. C’est important. En 2011, on a accordé, devant la juridiction britannique, une décote de 50 % sur la dette privée de la Grèce, mais seulement pour 90 % des créanciers. Ce qui laisse aujourd’hui 10 % de la dette aux mains de fonds vautours qui comptent en tirer un maximum devant les tribunaux britanniques.

Il y a d’autres principes que je n’ai pas le temps de développer ici. En tout cas, le précédent de 1953 est une référence très utile. Après avoir élu Tsipras, les Grecs espéraient que d’autres pays, tels que l’Italie, le Portugal et surtout la France, allaient les appuyer dans cette demande et changer complètement l’orientation austéritaire de l’Europe. Ils cultivaient l’espoir que François Hollande aurait même pu organiser à Paris une conférence européenne sur toute la dette de la zone euro, sur la base des principes à l’origine du « miracle économique allemand » d’après-guerre.

Pour conclure, notons la tribune publiée le 5 juin par Yannis Varoufakis, le ministre grec des Finances, où il demande qu’on prononce un « discours d’espoir » pour la Grèce. De septembre 1944 à 1946, rappelle-t-il, les alliés envisageaient d’imposer le « plan Morgenthau », qui prévoyait la désindustrialisation complète d’une Allemagne renvoyée à son passé pastoral. Ce plan était la politique officielle des Etats-Unis et de l’Angleterre jusqu’en 1946, lorsque le secrétaire d’Etat américain James Byrnes prononce son fameux « discours d’espoir » à Stuttgart. Il annonce alors qu’on ne va pas appliquer le plan Morgenthau et qu’on ne peut pas punir toute une génération pour ce qu’il s’est passé. Une autre politique était nécessaire, celle de la reconstruction, car reconstruire l’Allemagne était une bonne chose pour les Allemands et le reste du monde. Varoufakis évoque ce virage historique en disant : voilà ce que nous, les Grecs, nous attendons de l’Europe, et si Mme Merkel veut venir à Athènes prononcer un « discours d’espoir », annonçant une réorientation radicale de toute la politique européenne, elle est la bienvenue !

Merci


Dean Andromidas – Choses vues du combat grec

Dean Andromidas

Executive Intelligence Review, Wiesbaden.


Je reviens d’une semaine en Grèce, mon quatrième voyage depuis cinq ans. Jusqu’à présent c’était comme visiter un camp de concentration avec toute sa souffrance et son désespoir. Ils avaient un gouvernement Quisling. Ils croyaient que leur situation était sans espoir. Aujourd’hui c’est devenu Stalingrad. La souffrance continue mais ils ont un gouvernement élu par la population, et il a envoyé un signal fort aux européens que les Grecs en ont assez. La souffrance continue, mais l’on se bat, et cela est très, très important. C’est aussi important pour les gens dans cette salle de comprendre ce qu’est leur responsabilité personnelle durant cette période.

Mais laissez moi vous dresser le tableau de ce qui s’y passe. A chaque visite, depuis cinq ans, la situation empire de façon insoutenable. Le nouveau gouvernement de Syriza a hérité de la politique de génocide imposée par les institutions européennes. On peut voir les effets de cette politique partout : le chômage a atteint 27%, une sous estimation car en réalité, il est de 45%. Les journaux ne parlent pas des 300 000 petits entreprises qui ont fait faillite ; ils n’apparaissent pas sur les statistiques de chômage officielles. Il faut aller à Athènes pour voir tous les rideaux fermés des magasins en faillite, des magasins qui soutenaient beaucoup des familles.

Comment survivent ces gens ? Grâce aux retraites de leurs grands parents – dix personnes dépendent parfois d’une seule retraite : les grand parents, leurs enfants, les enfants de leurs enfants… Trois générations vivent d’une retraite de 400 euros par mois qui de surcroît a été réduite de 25-45% ! Ce sont ces retraites que la Commission européenne veut empêcher le gouvernement de payer, pour que l’argent aille au remboursement de la dette due aux institutions européennes. Voilà la situation là-bas.

L’incertitude totale dans laquelle vit le pays est insoutenable. J’ai parlé avec des chauffeurs de taxis, avec des hommes d’affaires. L’incertitude est présente à tous les niveaux. Un retraité ne sait pas s’il va recevoir sa retraite, ou si elle lui permettra de payer les médicaments nécessaires pour rester en vie.

La Banque centrale européenne coupe les liquidités à la Grèce, mais inonde les banques françaises et allemandes, en faillite virtuelle, avec des liquidités presque gratuites. La Grèce elle n’a le droit à rien. Vous devez vous rendre compte de ce qu’implique le fait de ne pas avoir assez de liquidité dans le système bancaire. Des entreprises en Grèce, parfaitement viables n’ont pas d’accès aux liquidités dont ils ont besoin au jour le jour. L’Union Européenne fait pression sur elles pour réduire les salaires à 300 € par mois, afin d’attirer les investissements étrangers. Mais quels investisseurs étrangers seraient prêts à investir en Grèce ? Qui voudrait venir dans une Grèce où règne l’incertitude et dont l’économie s’effondre ?

La zone d’affaires d’Athènes, le principal district commercial du pays, ressemble à un parc plein de seringues ! Nous avons vu des toxicomanes en train de se shooter en pleine ville.

Le costume national est devenu le blue jeans et pas celui de marque ; l’ordinaire. Les gens sont au chômage et ce n’est pas que dans les rues, qu’on voit les gens porter des blue jeans, mais aussi dans les ministères !

Mais, il y a aujourd’hui une résistance. Le gouvernement est dirigé par le parti Syriza qui n’avait jamais fait plus de 4% avant les élections de janvier. Mais le peuple a voulu envoyer un signal fort aux Européens, les Grecs en ont assez. Et Syriza n’est pas la gauche caviar. Certains de ses dirigeants sont issus du Parti communiste traditionnel. D’autres sont des étudiants qui avaient été torturés sous la Junte militaire. Syriza est un phénomène unique.

La Grèce a une histoire de résistance de 3 000 ans, face aux Perses, aux Ottomans et à l’Empire britannique. La guerre contre les Britanniques n’est pas terminée.

La question de la résistance est très profonde en Grèce. En 1942, un jeune de 16 ans est monté dans l’Acropole pour arracher le drapeau Nazi, et cet acte a lancé la résistance. Il a actuellement 90 ans, et il siège au Parlement européen. Et c’est là la nature de la résistance grecque. Il y a des résistants de tous les âges, mais en particulier chez les retraités, des gens qui ont été au gouvernement ou dans la politique, mais qui n’avaient pas été actifs avant cette crise. Aujourd’hui ils mènent la bataille de leur vie. Beaucoup d’entre eux ont 70 ans. Comme l’ancien ambassadeur Chrysanthopoulos, un ancien diplomate qui a du vendre sa voiture, quitter son appartement et emménager une maison de campagne à partir d’où il mène son combat.

Et il n’est pas le seul. Il y a aussi Mikos Theodorakis, le compositeur moderne grec le plus célèbre. Il fêtera bientôt son 90ième anniversaire. Il est très malade : les séquelles de la torture durant la résistance lors de la IIe guerre mondiale, de la guerre civile dans les années 40 et de la junte militaire dans les années 60 et 70, ont fini par affecter sa santé et il n’est plus aussi actif.

Mais cet homme est une légende vivante, un symbole de la lutte. Il a pris les poèmes souvent émouvants des poètes grecs modernes, qui ont vécu les guerres civiles et l’occupation Nazi et dont certains ont reçu le prix Nobel, et en a composé des œuvres musicales. Dans les années 50 et 60 il a utilisé sa musique pour mobiliser la population politiquement. Et bon nombre de jeunes qui ont fait parti de son mouvement, sont aujourd’hui au gouvernement. La résistance est donc là !

Un conducteur des taxis que j’ai rencontré m’a dit : « Le gouvernement essaie » de changer les choses. Puis il a rajouté : « vous savez, nous ne nous sentons pas comme une partie de l’Europe ; nous pensons que nous sommes propriétaires de l’Europe. Nous les grecs avons crée l’Europe. »

Beaucoup d’hellénistes, des Professeurs européens d’histoire de la période classique, disent que la population grecque d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celle de la Grèce antique. Mais si vous dites cela aux Grecs actuellement, ils vous tuent, parce qu’ils pensent que c’est leur histoire et c’est là qu’ils puisent la force pour résister.

Cela reflète bien leur attitude. L’un de mes amis est un ingénieur. Tous sont lourdement taxés : ceux qui ne sont pas encore nés, ceux qui sont au chômage, et leurs impôts sont plus élevés s’ils ont des enfants. Il m’a dit : « Nous les ingénieurs, nous payons des impôts, malgré le fait que beaucoup d’entre nous ne travaillons pas. » Car ils ont un statut des consultants indépendants. Beaucoup d’entre eux sont endettés au fisc. « Nous nous rencontrons à l’Association des ingénieurs et nous débattons de la situation du point de vue de Socrate et de Platon, afin d’appliquer leurs conceptions à la compréhension et à la lutte contre la crise. »

Que pouvons-nous faire ?

Je me suis demandé, qu’est-ce que je peux proposer à ces gens ?

Ils connaissent l’existence de l’oligarchie financière. La séparation stricte entre les banques d’affaires qui spéculent, et les banques de dépôts et de crédit utiles à la collectivité – la loi Glass-Steagall de l’époque de Roosevelt – fait partie de leur programme, et la plupart des gens veulent « pendre » les banquiers.

De facto, ils se sont déjà rapprochés des BRICS. Ils agissent à ce niveau. Mais je ne vais pas leur dire « vous n’avez qu’à quitter la zone euro ». Pourquoi la Grèce, le plus faible des pays européens, devrait-elle faire ce pas qui est le plus difficile ? La Grèce n’est pas l’Allemagne, ou la France. Elle n’a pas les ressources pour prendre cette responsabilité à ce stade. Ils dépendent de leurs importations. Qui va payer les médicaments qu’ils doivent importer ?

Comme disent les militaires, la Grèce est aujourd’hui sur la ligne de front. Elle a une mission et elle est en train de se battre pour l’accomplir.

Je leur ai donc parlé de la guerre que nous sommes en train de mener de nôtre côté pour changer globalement ce système. Je leur ai apporté les idées et les analyses de Lyndon LaRouche qui a une compréhension très grande de la situation des États-Unis et qui se bat là-bas pour rétablir la loi Glass-Steagall – c’est notre mouvement qui a mis cette question sur l’agenda – et pour que les États-Unis soutiennent la dynamique des BRICS.

La campagne présidentielle de l’ancien gouverneur du Maryland, Martin O’Malley, pourrait être aussi une percée de ce point de vue. Pour LaRouche, il est le seul candidat compétent pour le poste à ce stade, parce qu’il a mis au cœur de sa campagne la lutte contre Wall Street, et la nécessité de rétablir la loi Glass Steagall. Notre mouvement n’est pas en train d’organiser le vote pour O ‘Malley en tant que tel. Nous agissons pour créer les conditions pour qu’émerge un candidat présidentiel digne de ce nom aux États-Unis, un candidat s’attaquant à ces problèmes au sein de la Maison Blanche.

Les Grecs doivent aussi agir pour favoriser ce changement aux États-Unis et une fois qu’un changement de cette nature aura lieu, nous aurons le pouvoir de changer la politique en Europe. Ceux qui sont proches du pouvoir ont compris cela rapidement. Pas de doute pour eux : il faut agir dans cette direction.

Et ici, qu’avez vous fait, vous qui êtes dans cette salle, pour mettre fin à l’oligarchie prédatrice responsable de la situation en Grèce et de celle qui se répandra à l’Europe toute entière si nous ne l’arrêtons pas ? Voilà ce qui doit guider nos actes, ici.

En Grèce, il y a un auteur célèbre et très aimé, Nikos Kazantzakis. Il a écrit dans la première partie du siècle dernier. Et sur sa tombe on peut lire l’inscription suivante : « Je ne crains rien, je n’attends rien, c’est pourquoi je suis libre  ». La question est : « J’agis, pas avec l’espoir qu’il y aura nécessairement un changement ; mais je dois agir en raison de mon humanité ! »

Voilà l’attitude que beaucoup de Grecs ont actuellement, et c’est celle que nous devons avoir lorsque nous quitterons cette salle. Notre arme est le Glass-Steagall qui pourra terrasser l’oligarchie. Nos alliés sont les BRICS et notre pouvoir, sont les idées que nous pouvons générer pour sauver l’humanité. Pas seulement aujourd’hui, mais dans 50, 100, 200 ans. Voilà donc ce qui se joue en Grèce actuellement.

 


Maëlle Mercier – Jean Jaurès, nourrir la politique par l’art et la science

Maëlle Mercier

Institut Schiller, Paris.


Bonjour,

Nous sommes un groupe de jeunes militants ayant étudié Jean Jaurès à la lumière du défi d’aujourd’hui, par rapport au moment décisif du XXe siècle où non seulement il fut assassiné, mais où l’humanité se mit à basculer dans une nouvelle barbarie – celle des tranchées et des idéologies.

Mesdames, Messieurs,

Pourquoi sommes-nous donc réunis aujourd’hui ? Qu’est-ce qui est à l’origine de cet élan des BRICS pour un nouveau paradigme, de ces projets d’infrastructures, bien réels, qui se répandent à travers le monde comme une traînée de poudre ?

Eh bien, ce n’est ni plus ni moins qu’une idée. Une toute petite idée qui pour aussi infinitésimale soit-elle, est en train de soulever des hommes, déplacer des montagnes et bientôt même changer l’univers (Nouvelle route de la soie spatiale et programme lunaire !).

Cette idée, pourtant, n’aurait jamais pu germer dans les esprits pragmatiques, dans des esprits « réalistes » comme sont ceux de nos dirigeants occidentaux. Pourquoi ? Parce qu’ils sont programmés pour raisonner en fonction d’un système donné, avec sa géopolitique, ses dettes, ses contrats, ses rapports de force dominants/dominés ; parce qu’ils ne raisonnent qu’en fonction de ce qu’ils voient, de ce qui existe déjà ou de ce qui est déjà passé.

Sans l’imagination, sans le pouvoir de l’esprit, donc, sans sa capacité à nous transporter au-delà du présent et de la matière, le futur est condamné.

L’enjeu pour notre civilisation est donc de lui rendre sa part d’idéal, d’infini. Une chose bien difficile dans cette contre-culture matérialiste, violente, sexuelle, où l’homme est réduit à l’état animal, seulement déterminé par ses passions et ses sens. Et en particulier ici, dans le pays du doute cartésien qu’est la France, où la seule alternative à cette animalisation n’est pas « l’idéal » mais la prison impuissante de l’abstraction mathématique et de l’analyse (les Français, c’est bien connu, râlent, commentent, mais ne font rien) ! Bref, pour rendre à l’homme sa pleine humanité et lui redonner sa capacité à transformer et créer les conditions de l’avenir, il faut harmoniser ses émotions et sa raison, et recréer sa faculté d’imagination.

Si c’est le rôle de l’art (ce que développa admirablement Friedrich Schiller), de la philosophie et de la science (Leibniz), cela peut-il être porté par la politique ?

Oui. Et j’en veux pour preuve le combat philosophique de Jean Jaurès, qui fut justement inspiré par Leibniz et Schiller.

Jean Jaurès, on le sait, fut assassiné pour avoir tenté d’empêcher la Première Guerre mondiale. Cette guerre vit se déchirer de grandes puissances justement parce qu’elles étaient, comme aujourd’hui, sur le point de former une nouvelle alliance, un nouveau modèle pour la paix par le progrès et parce que l’Empire britannique y voyait là un danger. Ainsi, la France, la Russie et l’Allemagne, grâce à certaines élites dont Gabriel Hanotaux ou Sergueï Witte, avaient jeté, via le projet du Transsibérien et plus tôt le Berlin-Bagdad, les premières bases des Nouvelles routes de la soie…

Pourtant, des nuages sombres pointent à l’horizon, qui s’arrêteront un moment sur la France, avant de s’étendre, plus tard dans les années 1930, jusqu’en Italie et en Allemagne. Ce sont les mêmes nuages que ceux dont Jaurès dira : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme les nuées portent l’orage…  »

Jaurès est né en 1859, année qui a vu paraître De l’origine des espèces. Dans cet essai, le britannique Charles Darwin développe la fameuse doctrine de l’évolution. Mais cette théorie de la survie du plus apte n’est-elle pas la parfaite justification du principe oligarchique de triage social, si cher au libéralisme et au malthusianisme anglais ? Or, juste avant lui, c’était Gobineau, un Français, qui publiait l’Essai sur l’inégalité des races humaines.

Ainsi depuis la fin du XIXe siècle, une mode se développe dans les cercles distingués et intellectuels français : identifier des « races » selon leurs traits morphologiques. C’est ainsi que l’anthropologue de gauche Vacher de Lapouge, qui mesure les crânes pour justifier les thèses de son livre L’Aryen, son rôle social, fournit déjà les arguments pour le nazisme :

Il n’y a pas de droits de l’homme, pas plus de que de droits du tatou (…) ou du bœuf qui se mange. Il n’y a que des forces. Fraternité soit, mais malheur aux vaincus ! La vie ne se maintient que par la mort. Pour vivre il faut manger, tuer pour manger.

Quel est le point commun à toutes ces doctrines qui fournissent le parfait terreau pour l’antisémitisme et l’esprit revanchard anti-allemand qui vont se développer en France ? Une vision figée et matérielle de l’homme, caractérisé uniquement par son corps, sa matière organique, son rapport physique au monde, un monde lui-même devenu arbitraire. La négation de l’esprit humain donc, de sa capacité à changer, découvrir, créer, se transcender.

Le tout aggravé par le règne du positivisme, cette doctrine d’Auguste Comte qui découpe l’histoire en âges prédéterminés, niant de fait le rôle de la volonté humaine et des idées : il y a les deux âges naïfs, l’âge théologique du Moyen-âge et l’âge métaphysique de la Renaissance, et il y a l’âge rationnel moderne : l’âge positiviste, où règne enfin la soi-disant science héritée des Lumières.

Cette science objective aurait enfin compris, depuis Newton et Descartes, que le monde est totalement soumis à la matière, qu’il n’a pas de sens, pas de Dieu, pas d’unité et qu’étant chaotique, on ne peut l’appréhender que par approximation, en ne se basant que sur la constatation des faits accumulés grâce à la seule perception de nos sens. Bref, puisque les idées n’existent pas et qu’on ne peut donc accéder aux causes des choses, on est incapable d’aucune découverte (même pas celle de la gravitation universelle, par nature invisible à nos sens !) et on ne peut changer le monde.

Les partis ouvriers et l’entourage politique de Jaurès en feront gravement les frais. Un comble pour des partis de gauches révolutionnaires ! Pour Jules Ferry par exemple, celui qu’on loue pourtant (d’autant plus aujourd’hui) pour sa défense de l’école laïque :

On ne se révolte pas contre ce qui est ; on ne substitue pas, dans la pratique sociale, ce qui pourrait être à ce qui est. La concentration des capitaux est un fait certain (…) ; on n’engage pas contre cette tendance générale, qui opère à la façon d’une force mécanique, une lutte impossible et dérisoire.

(La Philosophie positive, 1867)

Pareil pour les marxistes : parce qu’ils défendent une conception matérialiste de l’Histoire et que celle-ci a selon eux sa logique propre, ils condamnent de fait l’individu et le prolétariat à n’être que les objets de forces et de luttes de classes qui les dépassent.

Dans ces conditions le progrès est tout aussi impossible que férocement rejeté. Au point qu’en 1911, les proches de Maurras, d’extrême droite, et de Georges Sorel, lui-même marxiste, diront en France :

Pour sauver la civilisation, la première bête à tuer est la croyance dans le progrès, dans cet optimisme (…) qui ont engendré la sinistre farce de [la Révolution française] de 1789.

Difficile, dans ces conditions d’envisager une autre issue que la lutte pour un espace vital de tous contre tous ! Et cela doit nous faire réfléchir quand on songe aux mythes si politiquement corrects d’aujourd’hui, niant la création de ressources nouvelles par la promotion de la décroissance et d’énergies vertes.

C’est donc au nom du progrès, et pour rendre au monde et à l’homme leur droit à l’infini, leur capacité à créer et engendrer des idées pour permettre l’avenir, que Jaurès mènera son combat politique et philosophique contre les débuts du fascisme. Il soutiendra une thèse de philosophie, De la réalité du monde sensible, sous la direction d’un Leibnizien, pour dénoncer deux extrêmes : les positivistes et les matérialistes d’une part, et les purs idéalistes ou les formalistes de l’autre, qui, condamnant le réel à n’être qu’une vaine illusion ou la simple « sécheresse d’une construction logique », sont tout aussi dangereux. Son objectif sera de montrer le caractère non pas idéologique du progrès mais son caractère scientifique, comme faisant partie intrinsèque de la nature et de la nature humaine. Il prouvera qu’il y a une interaction permanente entre vivant et pensant, entre les idées et les choses, permettant une création constante de formes toujours supérieures d’existence.

Ainsi pour Jaurès :

Pour tous les vivants, à quelque période de l’univers qu’ils apparaissent, le problème de l’infini se pose tout entier ». « La somme de mouvements qui sont dans le monde [est] un infini agissant où la mathématique n’a rien à voir. Il ne faut pas considérer l’univers, avec ses mouvements et ses énergies, comme un budget inépuisable (…). Ici, ce ne sont pas les ressources qui mesurent les dépenses, c’est bien plutôt l’infinité même de l’œuvre à accomplir qui suscite l’infinité correspondante des ressources.

N’en déplaise aux tenants de l’austérité budgétaire qui règnent aujourd’hui à Washington ou Bruxelles !

Cela sera parfaitement cohérent avec son combat politique et parlementaire selon lequel : « Tout individu à droit à l’entière croissance, Il a donc le droit d’exiger de l’humanité tout ce qui peut seconder son effort.  » (Le Socialisme et la vie, 1901)

Et en effet Jaurès défendra, contre le capitalisme et l’usure financière, l’idée de crédit national, de banque publique émettrice de monnaie au service des besoins productifs futurs de la nation, qui sera ensuite mise en application sous les Trente glorieuses.

Je voudrais que nous nous arrêtions sur un passage de sa thèse, très polémique d’un point de vue philosophique, mais fondamental. Il s’agit du début du chapitre 3 où après être descendu, couche après couche, des molécules jusqu’aux plus petits atomes, dans l’infiniment petit de la matière, il conclut :

La science elle-même, en cherchant le support du mouvement matériel et l’élément dernier de la matière, nous a conduit jusqu’à une réalité qui n’a plus rien de matériel, qui n’est plus perceptible aux sens, qui n’existe plus que pour la pensée.

Et comparant son exploration à celle de Virgile et de Dante, qui, bien qu’ayant pris une autre route pour sortir des profondeurs de l’enfer, retrouvèrent à nouveau les étoiles (…) Jaurès poursuit :

Guidés par la science, nous sommes descendus toujours plus avant, toujours plus bas dans les profondeurs de la matière ; et là aussi, de ces abîmes redoutables où nous pouvions nous demander si tout n’allait pas se dissoudre en fatalité aveugle, nous avons trouvé des superpositions de mouvements, des cercles et des tourbillons : et à l’ouverture opposée de ces abîmes, nous aussi nous revoyons les étoiles.

Permettez-moi maintenant un petit détour auprès du grand physicien Max Planck à qui on doit la découverte du quantum. Voilà ce qu’il déclara à la fin de sa vie dans les années 1930, alors que la conception matérialiste et utilitariste de l’homme allait arriver à son apogée en Allemagne, avec les horreurs qu’on a connues :

En tant que physicien qui consacra sa vie entière à une science sobre, l’étude de la matière, je suis assurément libre de toute forme de soupçon qui pourrait faire de moi un fanatique. Et donc je dis au sujet de mes recherches sur l’atome, qu’il n’y a pas de matière en soi. Toute matière ne surgit et n’existe que grâce à une force qui met en mouvement les particules atomiques et les maintient ensemble, comme les systèmes solaires les plus minuscules de l’univers. Mais comme il n’y a ni force intelligente, ni aucune force extérieure dans l’ensemble de l’univers, nous devons postuler une science consciente, un esprit intelligent derrière cette force. L’esprit est la base de la matière.

En fait, si l’on y réfléchit bien, il est un paradoxe qui nous entoure en permanence, et que Jaurès ne manquera pas d’utiliser lors d’un débat contre le gendre de Marx, Paul Lafargues, débat connu sous le nom de « Matérialisme et idéalisme dans la conception de l’histoire » : Comment notre cerveau lui-même pourrait-il engendrer des idées nouvelles, des percées scientifiques, si les origines de ces idées ne se trouvaient que dans les rouages mécaniques de la matière, réaction chimique après réaction chimique ?

Et Jaurès de poursuivre :

Si je prononce en ce moment des paroles, c’est bien parce que l’idée que j’exprime en cette minute a été longuement amenée par une idée antérieure et par toute la suite des idées antérieures. Mais c’est aussi parce que je veux réaliser dans l’avenir que je vois devant moi, un but, une intention, une fin ; en sorte que ma pensée présente, en même temps qu’elle est déterminée par la série des pensées antérieures, semble provoquée par une idée d’avenir. Or il en de même dans l’histoire et en même temps que vous pouvez expliquer tous les phénomènes historiques par la pure évolution économique, vous pouvez les expliquer aussi par le désir inquiet, permanent, que l’humanité a d’une forme supérieure d’existence. Avant l’expérience de l’histoire, avant la constitution de tel ou tel système économique, l’humanité porte en elle-même une idée préalable de justice et de droit et c’est cet idéal préconçu qu’elle poursuit de forme de civilisation en forme supérieure de civilisation.

Les idées ne sont pas des conventions sociales, de pures inventions du cerveau ou de la société humaine. Elles ne sont pas non plus des entités détachées du monde réel. Elles sont « naturelles » en ce sens que l’univers, pour ses propres besoins, pour continuer son œuvre de création du monde, les génère en passant par l’esprit humain.

Or quelle est cette idée qui est à l’origine du mouvement des BRICS et de la Nouvelle route de la soie ? Cette idée, c’est le progrès ; le progrès franchissant les frontières du connu. Et comment sera-t-il assuré ? Par la créativité et la découverte humaine mutuellement assurées. L’univers a besoin de la pensée pour continuer son travail de création.

Nous avons absolument besoin de réussir le combat de Jaurès sinon, encore une fois, l’humanité s’anéantira et anéantira le monde.


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