Karel Vereycken
directeur de publication du journal Nouvelle Solidarité
Lorsqu’on parle de mondialisation des échanges mondiaux, on pose immédiatement la question des investissements directs à l’étranger, les fameux IDE (Foreign Direct Investment –FDI en anglais).
Pour schématiser, on pourrait dire que ces IDE sont de trois types :
il peut s’agir d’une entreprise multinationale qui cherche à créer une filiale dans un pays étranger. Par exemple, Coca Cola cherchant à s’implanter en France en y produisant une partie de sa production.
il peut s’agir de fonds d’investissement ou spéculatif cherchant des profits rapides en achetant des actifs intéressants pour eux, qu’ils cherchent à développer ou faire disparaître. C’est sans doute le cas dans l’affaire d’Alstom, dont la filiale énergie, suite à des intimidations et du chantage, a été rachetée par General Electric et la partie transport par Siemens.
Enfin, il existe ce qu’on appelle des fonds souverains qui appartiennent ou sont gérés par des Etats ou des institutions étatiques. Ce sont les géants du monde financier. D’après la CDC, 15 % du total des actifs sous gestion dans le monde, soit 15 000 milliards de dollars, devraient, selon les projections, être concentrés dans les mains de 140 fonds souverains en 2020. Jusqu’à très récemment, ces fonds souverains ne provoquaient que des craintes. Le fait qu’ils gèrent dans une logique de long terme est interprété comme un prétexte pour exercer une influence géopolitique, faire preuve de son prestige. En réalité, rien de plus normal pour une nation que de vouloir sécuriser à long terme son accès à des matières premières, à des ressources énergétiques ou de conclure des accords avec d’autres pays disposant par exemple de terres cultivables qui manquent chez elle.
Le plus grand fonds souverain n’est pas chinois mais… norvégien. Le deuxième est contrôlé par les Emirats, le troisième par la Chine et le quatrième, le plus ancien, par le Koweït. En France, c’est le fonds souverain du Qatar qu’on connaît le mieux, grâce à son équipe de foot, le « Paris Saint-Qatar »…
Alors face aux agissements de ces fonds souverains, plusieurs attitudes sont possibles. On peut « fermer les volets » comme le font régulièrement les Etats-Unis, notamment quand Dubaï Ports World avait tenté de racheter P&O dans la gestion des ports américains. Ce n’est pas forcément productif.
Ensuite, on peut pratiquer la politique de « l’open bar », qui consiste à brader nos bijoux de famille au plus offrant, c’est-à-dire notre patrimoine industriel et le savoir-faire qui va avec. C’est le cas de Baccara qui vient d’être racheté par un groupe privé chinois. Ce n’est pas l’idéal non plus.
Une troisième approche existe. Elle consiste à fixer un cadre d’investissement à parts égales, permettant un développement gagnant-gagnant dans la durée. Le partenariat entre Dongfeng et l’Etat français, qui, pour 800 millions chacun, ont acquis chacun 14 % des actions du groupe PSA-Citroën, est un autre exemple d’un partenariat gagnant-gagnant.
L’importance de Hinckley Point
La relation franco-chinoise a passé un cap avec le projet Hinckley Point. En octobre 2016, lors d’une visite à Beijing, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, avait souligné à quel point ce projet avait valeur d’exemple car il s’agit d’un projet franco-chinois en pays tiers.
« C’est un très bon exemple de ce qu’on va faire ensemble, remporter des contrats sur les marchés tiers, et cela dans tous les secteurs », avait-il déclaré, évoquant le projet de construction à 20 milliards d’euros de deux réacteurs nucléaires EPR en Grande-Bretagne, dans le cadre d’un partenariat entre EDF et le groupe China General Nuclear (CGN). « C’est un modèle que nous soutenons partout, y compris en Afrique, y compris en Asie », avait souligné le chef de la diplomatie française, qui s’exprimait lors d’un point de presse avec son homologue chinois, Wang Yi.
Dans le cadre de l’accord, EDF aidera son partenaire chinois à faire homologuer en Grande-Bretagne son propre réacteur nucléaire Hualong, dont le système de régulation en matière nucléaire est considéré comme l’un des plus stricts au monde. Pour la Chine, désireuse d’exporter son expertise nucléaire, prendre pied sur ce marché très encadré faciliterait l’accès à d’autres marchés.
Alors qu’initialement les partenariats ne se nouaient qu’entre grands groupes, les Fonds souverains s’intéressent depuis quelques années aux PME et aux ETI. En France, les équipes de la CDC, avec CDC International Capital, et de la Bpi, avec le Cathay Capital, ont été pionnières dans cette démarche en créant ce qu’on appelle des « Fonds souverains de contrepartie ». La CDC et le fonds souverain chinois CIC ont injecté chacun un milliard d’euros dans le Grand Paris.
Investir dans la modernisation du port du Havre ?
On évoque souvent le cas du port du Pirée près d’Athènes. Or, qui a poussé la Grèce à privatiser les infrastructures portuaires pour être en mesure d’honorer sa dette envers les banques allemandes et françaises ? Ce n’est pas la Chine mais la BCE… A part cela, les chiffres des IED chinois en Europe, entre 2000 et 2014, montrent qu’ils sont faibles en Grèce (405 millions d’euros, contre 432 millions investis au Luxembourg) alors qu’elles sont de 12,2 milliards au Royaume-Uni, de 6,8 milliards en Allemagne et de 5,9 milliards en France…
La productivité de l’économie française est plombée par un sous-investissement dans les infrastructures, notamment dans les transports. Lors du Grenelle de l’environnement, le schéma national des infrastructures du transport (SNIT) avait chiffré à 250 milliards d’euros l’ensemble des « projets d’intérêt national » utiles à réaliser.
L’autre drame, c’est que nos dirigeants réagissent au coup par coup. Ce qui est nécessaire, c’est un véritable « nouveau Plan Freycinet », c’est-à-dire un plan d’ensemble développant nos infrastructures portuaires en les dotant de ce dont elles ont besoin (écluses, quais, dragage, etc.), tout en modernisant leurs dessertes fluviales et ferroviaires. Il est assez surréaliste de constater que 89 % des conteneurs arrivant au Havre repartent par camion et non par la voie fluviale ou le rail. En réalité, par sa proximité relative avec Anvers, Rotterdam et Hambourg, la région d’Alsace-Lorraine dispose d’un meilleur accès au maritime que la Bretagne, Bordeaux ou Lyon !
On doit faire face à une triple urgence : portuaire, fluviale et ferroviaire, ce sera donc un vecteur décisif pour relancer notre industrie et notre agriculture.
Au niveau du Havre, un plan Marshall doit se concentrer sur :
1) un passage direct (« chatière » et écluse) reliant Port2000 avec le canal de Tancarville ;
2) l’électrification accélérée de la ligne ferroviaire Serqueux-Gisors et
3) la construction d’une liaison rapide de transport rapide pour passagers (maglev, aérotrain).
Au niveau fluvial, l’interconnexion enfin lancée par le canal Seine-Nord Europe n’est qu’un maigre début. L’interconnexion des bassins de la Seine avec la Meuse et la Marne, avec la Saône et le Rhône et un canal de jonction avec le Rhin, resteront de la plus haute importance.
Au niveau ferroviaire, le transport du fret a chuté de près de moitié depuis dix ans alors qu’il a augmenté en Allemagne. Requalifier la dette de SNCF Réseau en dette d’Etat doit libérer les capitaux et les énergies pour une modernisation à l’ère du numérique. La séparation des flux (voyageurs/fret) est tout autant une priorité.
La Chine a vu son intérêt dans le Grand Paris. Elle comprend bien l’intérêt d’investir dans nos infrastructures.
Fonds franco-chinois pour investir dans les pays tiers
Enfin, le 14 novembre 2016, dans la foulée de la visite du Premier ministre chinois en France, la CDC IC et le fonds d’Etat chinois CIC ont signé un accord créant le « Sino-French Third-Countries Investment Fund » (Fonds franco-chinois pour l’investissement dans les pays tiers), qui a pour vocation « de soutenir des projets d’entreprises, pour lesquels la forte complémentarité entre les économies française et chinoise permettra de favoriser le développement économique et social des marchés tiers », précise CDC IC dans un communiqué.
Le fonds est doté d’une force de frappe initiale de 300 millions d’euros, abondée à 50/50 par CDC IC et par CIC Capital. Il a pour ambition d’atteindre les 2 milliards d’euros dans les années à venir, en accueillant d’autres investisseurs institutionnels. Un tiers sera investi en Afrique, un tiers en Asie et un tiers dans le reste du monde.
Le fonds investira selon une logique de marché, principalement dans des secteurs industriels, notamment les énergies renouvelables et l’environnement, l’industrie manufacturière, les biens industriels et de consommation de détail, la santé, la logistique et les infrastructures.
Laurent Vigier, le directeur de CDC IC, précise : « Cette alliance d’un nouveau type, scellée au travers de ce fonds, vise à promouvoir la coopération économique entre nos deux pays. Plutôt que d’être en concurrence frontale en Afrique, nous investirons en partenariat. »
Il rappelle que : « Les fonds souverains sont des institutions financières professionnelles, mais aussi des acteurs liés à des Etats. Or, dans la logique des Etats, il apparaît de plus en plus clairement que la mondialisation ne doit pas être un jeu à somme nulle, où certains gagnent et d’autres perdent. Les fonds souverains deviennent un élément potentiel de rééquilibrage ou de négociation entre les Etats, pour organiser une réciprocité dans les bénéfices issus de la mondialisation. »
Trilogue franco-sino-africain
La France, la Chine et le continent africain pourront ainsi s’engager dans un partenariat novateur qui doit conduire à développer les investissements sur le continent dans les domaines des infrastructures, de l’énergie, de la santé ou encore de l’éducation.
C’est ce qui était au cœur des discussions lors du forum d’affaires de Pékin, le 12 avril 2016. « J’ai assisté à la plupart des entretiens entre les chefs d’Etat et de gouvernement français et chinois depuis une dizaine d’années, confie Jean-Pierre Raffarin. A chaque fois, cette approche trilatérale a été abordée. Il est donc important d’apporter une réflexion et d’entendre les autorités chinoises, les entreprises françaises et d’écouter les Africains. Les Africains reconnaissent à la France un rôle de médiateur de la culture et de l’Histoire et ils sentent bien qu’ils ont besoin de la France pour obtenir la confiance des Chinois. »
Dans ce trilogue, la confiance est en effet au cœur du débat.
« Il faut gagner la confiance, lance l’ancien Premier ministre français. La Chine est de plus en plus mondialement concernée et responsable. C’est Xi Jinping qui se rend en Arabie saoudite et en Iran au moment de la crise. C’est lui encore qui augmente le contingent de ses casques bleus pour les opérations en Afrique… La Chine s’inquiète des risques d’instabilité en Afrique, mais aussi en Europe. Il y a une vision chinoise de l’Eurafrique, et pour les Chinois, la France en est certainement le meilleur partenaire. (…) A aucun moment nous ne devons être dans une logique de peur, précise Jean-Pierre Raffarin. Mais la confiance, c’est de la porcelaine, comme disent les Chinois. Il ne faut pas l’ébrécher car elle ne se répare pas. La France est plutôt à l’aise dans ce rôle de médiateur de la confiance entre ces deux cultures complexes que sont l’Afrique et la Chine. (…) Le Fonds sino-africain en pays tiers s’élèverait à deux milliards d’euros et permettrait de financer des projets communs sur le continent. Géré par la CDC, par le Trésor et par le Fonds souverain chinois, il serait basé certainement en Afrique. Peut-être à Dakar… »
« La Chine souhaitait un fonds beaucoup plus ambitieux, de l’ordre de 50 milliards d’euros, confie un représentant de la CDC. Mais les finances publiques françaises ne le permettaient pas. »
Il est vrai que, bien que la CDC ait 400 milliards d’euros d’actifs sous gestion, CDC IC, sa filiale en charge des partenariats avec les Fonds souverains, ne dispose que de 4 milliards d’euros.
Le soutien des pouvoirs publics est évident. Cependant, selon Le Monde, « du côté du secteur privé en revanche, certains sont moins convaincus. Le groupe Bolloré notamment ne voit pas d’un bon œil l’arrivée des Chinois dans son jardin africain ».
Résultat, au Medef international, les discussions patinent, même si « depuis dix-huit mois il y a beaucoup de réunions de haut niveau entre Français et Chinois sur cette coopération tripartite », explique Jean-Pascal Tricoire, qui préside le Comité France-Chine en pointe sur ce dossier. A la tête de Schneider Electric depuis 2006, ce grand patron passé par l’Afrique du Sud et Hong-Kong, est un partisan de ce partenariat sino-français en Afrique. Il confie même avoir créé une équipe dédiée aux investissements Chine-Afrique.
« L’Afrique a d’énormes besoins dans les domaines des infrastructures, de l’agriculture, de la santé ou de l’énergie. C’est une véritable opportunité pour les entreprises françaises de profiter des financements chinois en Afrique. Mais il y a aussi des inquiétudes à travailler ensemble avec les risques potentiels de concurrence, prévient Jean-Pascal Tricoire. Les entreprises chinoises n’ont pas forcément les solutions qui répondent aux normes et aux attentes des pays africains. Il y a donc là une complémentarité évidente entre nous. »
En général, il s’agit d’accompagner un partenaire chinois déjà connu sur de nouveaux marchés. François Février, le responsable des infrastructures de traitement de Suez Asie, confirme la tendance. « Il y a huit ans, c’était une politique d’opportunité. Désormais, nous essayons de voir systématiquement s’il existe des opportunités à l’export avec nos partenaires en Chine », reconnaît-il.
Le groupe, implanté de longue date en Chine, a remporté un contrat de 43 millions d’euros pour fournir les équipements de la station de traitement de l’eau construite par le chinois Sinomach au Cameroun, sur le fleuve Sanaga, pour alimenter Yaoundé. Le projet est financé à 85 % par l’Etat chinois.
Suez est loin d’être le seul sur ce créneau. General Electric table sur une progression de ses projets menés en coopération avec des entreprises chinoises, de 1 milliard d’euros aujourd’hui à 5 milliards d’ici à quelques années. Alstom a fourni les équipements d’une centrale en Ouganda, construite par Sinohydro.
Ces initiatives, bien que particulièrement intéressantes, ne sont pas encore à la mesure d’une grande politique de coopération et de développement mutuel.
Sans une réforme en profondeur du système bancaire occidental et le retour à un véritable système de crédit productif, il nous sera quasiment impossible de saisir la chance historique qui nous est offerte.